Friday, May 20, 2016

Plein de vides toponymiques à combler

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7 mai 2016 |Fabien Deglise | Actualités en société
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir
C’est la donnée numérique, extraite des registres de la toponymie du Québec, qui parle : en matière de mémoire collective, Jeanne Mance, pionnière de la Nouvelle-France et cofondatrice de Montréal, apparaît sur un nombre de rues supérieur à celles honorant la mémoire de René Lévesque ou d’Émile Nelligan : 30 voies de communication portent son nom, contre 23 et 21 pour les deux hommes qui la suivent de près.
  Marguerite Bourgeoys, qui a posé les bases de l’enseignement du français à Montréal avec l’ouverture de la première école en 1658, se rappelle au bon souvenir du présent par une toponymie qui lui est plus favorable que pour Jean-Paul Riopelle, Henri Bourassa et même Robert Bourassa.
  Malgré cela, à elles seules, ces deux femmes du passé n’arrivent pas à faire oublier que les 10 premières figures historiques s’illustrant le plus dans la toponymie, avec Champlain en tête, sont toutes des figures masculines qui se partagent un total de… 737 odonymes posés sur le territoire en leur honneur.
  Du rattrapage
  Dans l’amnésie collective qu’elle semble exprimer, la toponymie du Québec a-t-elle emporté un peu plus la mémoire des femmes ? « En la matière, il y a certainement du rattrapage à faire », concède la géographe et membre de la Commission de toponymie du Québec Caroline Desbiens.
  Elle souligne toutefois que, depuis les années 80, plusieurs composantes féminines du patrimoine québécois ont fait leur entrée dans cet espace narratif de commémoration par le toponyme.
  C’est le cas, entre autres, de Thérèse Casgrain, politicienne et militante dont le nom revient 13 fois sur le territoire, suivie de Marie Gérin-Lajoie, religieuse et pionnière dans la défense du droit des femmes au Québec, d’Idola Saint-Jean, journaliste et suffragette, de Léa Roback, syndicaliste et féministe, ou encore de Madeleine Parent, dont le destin et celui des ouvrières du textile ont été scellés sur le territoire.

La part de l’autre
  « Il est très difficile de quantifier le nombre de femmes que la toponymie désigne », dit Jean-Pierre Le Blanc, qui rappelle que plusieurs noms de rue évoquent des prénoms féminins ou rappellent des activités liées à des femmes : l’allée des Infirmières, le boulevard des Allumettières et la rue des Cisterciennes en font partie. « La Commission, depuis plusieurs années, s’assure toutefois que les nouvelles désignations commémorent cette part de l’histoire politique, économique ou culturelle écrite également par des femmes. »
  Les auteures Blanche Lamontagne, Jovette Bernier, Moïsette Olier ou encore Reine Malouin ont profité de cette volonté affichée de remblayer le trou de mémoire toponymique, tout comme les figures du monde de la santé Florence-Louise Bradford, qui a ouvert une maternité pour femmes seules à Sherbrooke en… 1915, ou encore l’institutrice militante Laure Gaudreault, qui a regroupé les enseignantes de rang dans un syndicat entre 1947 et 1975.
  Plus récemment, c’est la mémoire de Claire Kirkland-Casgrain qui vient d’être honorée par Montréal : son nom va être posé sur l’immeuble de la Cour municipale, a indiqué Denis Coderre le 20 avril dernier.

La science négligée
  « Les femmes sont peu nombreuses, c’est vrai, mais dans cette toponymie normative, qui nomme surtout l’environnement plutôt que les humains qui l’occupent, elles ne sont pas les seules », souligne Rachel Bouvet, spécialiste en géopoétique, cette discipline qui rapproche géographie et littérature. Le premier scientifique qui apparaît dans les toponymes les plus répandus sur le territoire est le botaniste Marie-Victorin, en 330e position.
  Et il y est bien seul, sans même un Armand Frappier pour l’aider à combler ce vide. Les sportifs, les bâtisseurs économiques, les poètes, les artistes — à l’exception de plusieurs peintres, dont Riopelle, Marc-Aurèle Fortin et Paul-Émile Borduas —, sont logés à la même enseigne, y compris ceux qui ont fait les beaux jours des cabarets de Montréal, qui ont posé les bases d’une poésie singulière ou les jalons de l’illustration et de la bande dessinée.
  Événements historiques
  « Il y a aussi très peu de rues portant des dates commémoratives ou faisant référence à des événements marquants de l’histoire et de la trajectoire du Québec », ajoute-t-elle. Une rue du 1er juillet 1867, du 24 Juin 1834, du 24 Juillet 1534, une avenue des Batailles de 1838 ou un boulevard du Rapatriement de la Constitution pourraient en faire partie.
  Le sociologue Sylvain Paquette, membre de la Chaire UNESCO en paysage et environnement, observe tous ces vides avec philosophie.
  « La toponymie, ce n’est pas quelque chose de figé, c’est dynamique, ça peut être inventif, dit-il en y voyant là de l’espoir pour la suite des choses. Mais, pour cela, il faut bien sûr que les occupants d’un territoire s’intéressent de plus près à leur toponymie pour faire ressortir toute la singularité d’un lieu qui forcément ne peut que leur ressembler. »

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